Aoulioulé, une affaire de famille
Est-ce que l’on peut dire que l’installation Les usagers peuvent critiquer leur famille ou insulter sa résidence (2016) est un de vos blocs-poèmes augmenté par une chaise noire, objet mis en valeur par cette composition texte - cadre noir ?
Par sa composition et la présence de la chaise, votre œuvre est une allusion directe à One and Three Chairs (1965) de Joseph Kosuth. Est-ce un hommage ? Vous semblez admirer aussi de nombreux artistes minimalistes (on pense à Weiner, McCracken, Downsbrough).
La phrase au mur semble être une affirmation de la célébrité de la chaise, est-ce que l’on peut dire que c’est un clin d’œil facétieux de votre part ? J’imagine que le mot « populaire », et non pas « célèbre », est lui aussi bien choisi, pouvez-vous m’en dire plus ?
D’où tirez-vous les titres de vos œuvres ? Parfois il y a un lien avec la présence du regardeur et l’espace des œuvres. Pouvez-vous nous expliquer le(s) lien(s) entre ce titre assez violent et l’installation ?
J’ai pris pour habitude de dire que mon travail, c’est avant tout de l’import-export : une transaction avec le monde que nous habitons ; des opérations de prélèvements.
Le texte comme les éléments formels peuvent être porteurs de ces gestes. Parfois il s’agit d’inclure un élément de l’architecture, du mobilier, de la mémoire ou de la fonction du lieu, d’autres fois d’établir un dialogue avec les œuvres présentées autour, ou plus largement avec des éléments de langage, images ou objets en circulation.
L’inquiétude est de savoir comment établir, ou rétablir, une relation sensible entre nous et ce monde déjà saturé de ces mêmes éléments.
Ici, il y a une chaise ; pour Aoulioulé elle sera choisie parmi celles du musée. Les cadres noirs de mes installations en appellent souvent au corps des usagers des œuvres ; la chaise ici redouble cette fonction. Qu’elle invite à s’y asseoir ou qu’elle reste vide, la question reste la même : celle de la place que l’on occupe – ou non. Le texte travaille dans la même direction ; déclaration à l’emporte-pièce, on se demande de qui l’on parle, à qui s’applique cette définition : populaire. Si par jeu un usager venait à s’asseoir pour revendiquer cette popularité, l’incident pourrait s’avérer intéressant.
Chaise, cadre noir – absence d’image, et définition : on peut y voir l’ADN de One and Three Chairs ; j’en serais heureuse. De passage à Paris il y a quelques années, Joseph Kosuth avait déclaré que son job est de faire le trou du donut. Rien de plus vrai. Si l’on s’en tient à la description, ou à une image de One and Three Chairs, on peut être tenté de croire que cela suffit, que l’on a compris l’affaire ; pourtant, à rencontrer l’œuvre en vrai, l’expérience révélera qu’il se passe là quelque chose d’autre, qui déborde la compréhension conceptuelle : de la pensée sensible.
C’est un tour de force, et la démonstration – pour qui en douterait encore, que les œuvres se déploient au moment même où on échoue à les comprendre.
Mais plus qu’un hommage, il s’agit surtout d’une affaire de généalogie. La pratique de l’art s’inscrit dans une temporalité longue, et elle n’a de sens pour moi qu’à la condition de se soucier de ceux qui étaient là avant, de ceux qui travaillent à nos côtés, et de ceux à qui nous passerons le relais. Ils ne sont sans doute pas au courant, mais Kosuth, Weiner, McCracken, Downsbrough que vous citez sont de ma famille. Même chose pour Sandback, Mantegna, Piero della Francesca, Poussin, Verjux, d’autres encore – j’espère même pouvoir un jour compter quelques-un·es des étudiant·es en art à qui j’enseigne.
Les titres des œuvres participent de cette histoire de mémoire, de ce qui se transmet, de ce qui reste. Je pense souvent les miens comme des sortes de détrompeurs : ils ne peuvent, ne doivent pas rendre compte de l’œuvre elle-même ; ils sont donc en général plutôt une activité de langage ; produire du sens au-delà du sens – contribuer à mettre en échec notre compréhension trop rationnelle. Les usagers peuvent critiquer leur famille ou insulter sa résidence. S’il ne doit par ailleurs rester de cette œuvre que ce titre dans un registre ou une archive quelconque : je trouve déjà ça pas si mal.
exhibition view, image: Aurélien Mole